CHAPITRE XX
LORSQUE le matin pointa, les quads s’alignaient devant le blindé. Les cadavres avaient été jetés au bas de la colline et les piquets de protection replantés. Jana dormait encore, récupérant de la drogue qu’elle avait ingurgitée. La veille, elle n’avait eu que quelques instants de lucidité avant de replonger dans le sommeil. Son regard n’avait fait qu’effleurer Xavier ; il s’était longuement attardé sur Valrin, jusqu’à ce que ses paupières se referment.
Venator s’était penché sur elle.
« C’est vrai qu’elle est belle…
— Tu l’ignorais ? s’était étonné Xavier.
— Kristoferson nous avait fourni un cliché holo. Mais en vrai… merde, c’est autre chose. »
Curieusement, Xavier n’avait eu aucun mal à s’endormir et son sommeil avait été vierge de tout rêve.
Il passa à la douche de vaporisation. Quand il sortit, Valrin prenait son petit-déjeuner à la table. De l’autre côté du camp, Salvez montait l’émetteur satellite.
« C’est notre dernier jour sur cette planète, dit-il en levant son verre. Ça se fête, non ? »
Xavier secoua la tête.
« Que va faire l’Eborn maintenant ?
— Nous rapatrier, pourquoi ? »
La voix de Xavier baissa d’un ton.
« Tu vois très bien de quoi je veux parler. Que va-t-il advenir de nous, maintenant que Jana est libérée ? »
Un sourire se dessina sur les lèvres de Valrin.
« Libérée ? Quel mot curieux dans cette situation…
— Tu as quelque chose en tête, n’est-ce pas ? Est-ce que… tu comptes les tuer ?
— N’aie aucune crainte de ce côté. »
Xavier se pencha en avant pour répéter sa question. Mais Salvez apparut, le réduisant au silence. Il frottait ses mains contre son pantalon de treillis.
« L’appel est lancé et Desiderio fait suivre le message, annonça-t-il. Une navette d’extraction sera là dans deux jours. Voilà ce que j’appelle une mission réussie ! »
Madrian et Fesoa manifestèrent leur joie par de bruyants sifflements. Ceux-ci ne s’éteignirent que lorsque Jana parut. Un treillis remplaçait le pantalon et la chemise en papier bleu qui la vêtaient la veille. Une ceinture soulignait la finesse de sa taille.
Elle vint s’asseoir près de Valrin. Xavier sentit son cœur s’accélérer. Elle semblait plus âgée que dans son souvenir – elle devait avoir trente-cinq ans.
« Bonjour, Jana.
— Bonjour, Xavier. »
Une voix flûtée, un peu assourdie. Il l’entendait pour la première fois : lors de l’opération de clonage, on ne l’avait pas autorisé à s’adresser à elle.
« Vous avez faim ? » s’enquit poliment Valrin.
Elle hocha la tête, et il se leva. Xavier se demanda s’il les laissait intentionnellement seuls. Probablement, se dit-il en jetant à la jeune femme un regard en biais.
Elle le fixait de ses yeux d’un noir insondable. Elle croisa ses mains sur la table.
« C’est vrai, ce que votre ami m’a dit ?
— Quel ami ?
— Je crois qu’il s’appelle Venator. Il a dit que c’est grâce à vous que l’Eborn m’a retrouvée.
— Oui, c’est vrai. Valrin et moi.
— Mais il ne m’a pas dit pourquoi. »
Xavier humecta ses lèvres soudain trop sèches.
« Eh bien… Vous ne vous souvenez probablement pas de moi, mais… »
Il se tut comme elle levait la main.
« Je me souviens de vous. Vous êtes l’homme que la KAY a payé pour produire un clone de moi. Mais on ne m’a jamais révélé votre nom. Je suis toujours entourée d’inconnus. »
Xavier hocha la tête. Il faillit répondre que lui aussi était entouré d’inconnus – qu’il l’avait toujours été.
« Ce clone n’existe plus, précisa-t-il sans bien savoir pourquoi.
— Vous ne m’avez toujours pas dit pourquoi vous me cherchiez.
— Parce que je… je tiens à vous. Je tiens particulièrement à vous.
— Mais nous ne nous connaissons pas », dit-elle du tac au tac.
Il n’y avait pas pire réponse. Une carapace professionnelle étouffa instantanément les émotions de Xavier.
« Votre cas n’a pas d’antécédent connu dans les annales médicales, prononça-t-il d’une voix neutre. On n’a jamais fait état d’hybridation réussie entre un être humain et un organisme exogène. Je pense que c’est la raison pour laquelle tant de gens s’intéressent à vous.
— Et c’est aussi votre cas. »
Il voulut dire que cela n’avait rien à voir. Qu’il se fichait de ce que ses gènes transportaient et de la valeur qu’ils pouvaient avoir. Mais il était trop tard. C’était un désastre.
« La KAY, l’Eborn… dit-il en choisissant ses mots avec soin, n’importe laquelle des multimondiales intéressées vous découpera en tranches d’un micron d’épaisseur pour vous extorquer tous vos secrets. Je veux vous éviter ça. Mais il faut m’aider, car je ne sais rien de vous. Vous comprenez ? »
Elle secoua la tête.
« Vous travaillez pour l’Eborn. En quoi êtes-vous différent d’eux ?
— Je ne travaille pas pour l’Eborn, nous sommes seulement alliés. J’ignore même jusqu’à quand durera cette alliance. C’est un peu long à expliquer… Je vous promets de le faire, mais j’ai besoin de réponses à mes questions. Est-ce que vous m’aiderez ? »
Elle hésita puis opina brièvement. Valrin revenait avec un plateau. Elle grignota tandis que Xavier la mettait au courant du peu qu’il savait d’elle et de ses spéculations. Pendant qu’il parlait, il se rendait compte combien Jana était reléguée au rang de marchandise. Son destin était décidé par d’autres. Ses gènes ne lui appartenaient plus… et lui-même jouait ce jeu. Il l’avait toujours fait.
« Comment est-ce que cela vous est arrivé ? questionna-t-il en refoulant sa honte. Êtes-vous née avec ces séquences ou s’agit-il d’un virus étranger qui vous aurait contaminée ? »
Jana sourit. Le premier sourire qu’elle lui adressait.
« Un virus ? Alors l’Eborn ne vous a vraiment rien dit. Vous ne savez pas où cela m’est arrivé. »
Xavier jeta un coup d’œil interrogatif à Valrin. Celui-ci se contenta de hausser les épaules.
« Où cela ?
— Au large d’Alioculus X2. »
Cela ne disait rien à Xavier, mais Valrin réagit immédiatement.
« Alioculus… Vous étiez aux Trois Portes ?
— Les Trois Portes ? » répéta Xavier qui n’y comprenait rien.
Valrin se frotta pensivement le menton.
« Oui, cela coïncide. Ce serait extraordinaire si… »
Un sourire énigmatique fendit ses lèvres et il se tourna vers Jana.
« C’est arrivé il y a cinq ans, n’est-ce pas ? »
La jeune femme acquiesça.
« J’ai fait une recherche sur les Pèlerins des Vangk, raconta Valrin. Il y a cinq ans, trois Portes spatiales ont été découvertes près d’un couple post-stellaire constitué d’un trou noir et d’une naine blanche. Les Trois Portes formaient une configuration autour d’un artefact inconnu, un polyèdre en carbone. C’est aussi là qu’un objet organique flottant dans l’espace a été détecté par des travailleurs du vide : un corps momifié, que certains Apôtres des Vangk ont immédiatement revendiqué comme étant la dépouille d’un de leurs dieux. Ils ont formé une secte, les Pèlerins des Vangk, destinée à lui vouer un culte. Beaucoup les ont rejoints. Ils croient que derrière l’horizon du trou noir, dans cette région séparée causalement du reste de l’univers, pourrait se trouver l’interface du Multivers où se cachent les Vangk.
— Êtes-vous un membre de cette secte ? » demanda Xavier.
La réponse de Jana fut tout aussi abrupte :
« Non, et je ne l’ai jamais été. Moi et la petite équipe scientifique à laquelle j’appartenais résidions dans la station spatiale Wheeler, pour étudier les effets de l’exposition prolongée à l’espace sur les peaux-épaisses – des travailleurs génétiquement modifiés pour survivre dans le vide. Notre but était de résoudre le problème de l’affaiblissement du système immunitaire en impesanteur… Nous étions là quand un clan de peaux-épaisses a découvert cet objet à la dérive. Organique, mais avec de fortes proportions d’éléments de la troisième période, notamment du phosphore et de l’aluminium. Par la force des choses, nous sommes devenus le premier groupe à l’étudier. Nous en avons prélevé un échantillon par carottage. On a d’abord vérifié qu’il n’était pas radioactif – c’est en établissant ses composants isotopiques qu’on a constaté qu’il avait plus de cent mille ans, soit le même âge que les Portes de Vangk. J’ai touché l’échantillon au cours de cette manipulation. C’est de là que tout est parti.
— S’agissait-il réellement d’un cadavre de Vangk ? »
Haussement d’épaules de la jeune femme.
« Et les autres ? reprit Valrin.
— Tous morts. Officiellement dans un accident d’ouverture qui a dépressurisé un quart de la station Wheeler. On ne m’a pas laissé voir leurs corps. Je ne saurai jamais… »
Sa voix se brisa.
« Par conséquent, vous êtes la seule survivante de ce premier groupe », poursuivit Valrin.
Elle se reprit. Elle avait besoin de parler.
« J’étais malade, c’est pourquoi on m’avait changée de quartier. Sinon je serais morte, moi aussi. Mais l’échantillon m’a infectée au niveau cellulaire. J’ai eu quelques symptômes, comme la perte de mes ongles et des désordres endocriniens. Rien de grave, et cela a disparu en moins de deux semaines. Mais je n’étais déjà plus là. Des hommes sont arrivés… des hommes de la KAY. Un véritable commando. Ils ont tué le médecin qui me soignait, m’ont enlevée et mise en isolement. Depuis, je voyage de planète en planète. Et puis vous êtes venus… »
Il ne faisait aucun doute que les compagnons de Jana avaient été assassinés. Ainsi probablement que tous ceux qui avaient été en contact avec le corps du Vangk – ou quoi que ce puisse être. Une foule d’émotions envahissait Xavier.
Je me suis embarqué dans une aventure par amour d’une femme. Et voilà que je me retrouve au centre d’une intrigue cosmique pour percer le secret des Vangk !
« Je connais la suite, dit Valrin. Le bruit de l’existence d’un “corps du Vangk” s’est répandu comme une traînée de poudre. Une commission d’experts diligentée par les grandes multimondiales de transport a essayé de désamorcer la rumeur, mais elle n’a réussi qu’à l’amplifier. Alors, fort opportunément, des fanatiques ont fait exploser leur vaisseau près de la seule Porte de Vangk active des Trois Portes. Automatiquement, celle-ci s’est refermée. Plus de Porte, plus d’accès à Alioculus et au corps du Vangk. Et la KAY avait Jana à sa disposition pour l’étudier tranquillement. » Il fit une longue pause avant de conclure : « Mais l’Eborn a éventé ce secret et tenté de récupérer Jana. Aussi la KAY a-t-elle décidé d’en fabriquer une de substitution – une fausse Jana, aux gènes modifiés et inexploitables. Le boulot de Xavier. »
Celui-ci détourna les yeux. Cela le gênait encore d’en parler. Aussi posa-t-il la question qui n’avait cessé de tournoyer sous son crâne depuis des semaines :
« Savez-vous si ces séquences anormales collées à votre ADN ont été décodées par la KAY ? » La jeune femme sourit.
« On pourrait se tutoyer, vous ne croyez pas ? Mes convoyeurs ont toujours eu l’ordre de me vouvoyer. »
Cela n’avait pas effleuré l’esprit de Xavier, mais il acquiesça.
« J’ignore s’ils ont réussi à décoder le matériel étranger, poursuivit-elle. Régulièrement, on me fait des prélèvements. Il y a un médikit rien que pour moi dans le blindé.
— La Porte noire, ça te dit quelque chose ? » demanda Valrin à brûle-pourpoint.
Jana pencha légèrement la tête sur le côté et plissa les yeux.
« Des Apôtres des Vangk, à la station Wheeler, parlaient souvent d’une Porte noire. Je n’y ai jamais prêté beaucoup attention… Maintenant cela me revient. Deux ou trois fois, des gens de la KAY qui sont venus me voir ont évoqué ce nom. L’un d’eux m’a posé la même question.
— Sais-tu sous quel nom de code tu es connue de l’Eborn ? La Clé.
— La clé de la Porte noire ?
— C’est ce qu’ils semblent croire. Mais, toi, que penses-tu de… »
Il s’interrompit, car Venator arrivait. Le mercenaire s’enquit de la santé de la jeune femme, puis Valrin lui demanda s’ils pouvaient communiquer avec Desiderio. Venator secoua la tête : ils avaient ordre de ne plus émettre afin de ne pas trahir leur position. Lorsqu’il insista, Venator le regarda d’une drôle de manière, et Valrin laissa tomber.
Le reste de la journée, ils n’eurent plus l’occasion d’être seuls à seule avec Jana ; il y avait toujours au moins un mercenaire à proximité. Il en fut de même le lendemain.
Au matin du troisième jour, ils reçurent un bref message donnant les coordonnées d’atterrissage de la navette d’extraction : à deux kilomètres à l’ouest, dans une plaine dégagée. Ils s’y rendirent avec les quads, laissant le blindé sur place. Jana prit place derrière Xavier. Durant le trajet, il sentit ses bras autour de sa taille. Il aurait voulu que cela ne finisse jamais. Mais le convoi s’arrêta, et Salvez leva l’index vers les nuages.
« La voilà, elle arrive. »
Xavier suivit la traînée de feu qui tombait vers la terre, tout droit dans leur direction. Un roulement de tonnerre enfla dans le lointain, se rapprochant. Venator activa une petite balise.
« Pour qu’ils n’aient pas la mauvaise idée de nous atterrir dessus », expliqua-t-il.
Le grondement se transforma en un rugissement de plus en plus aigu. L’engin apparut enfin, descendant sur quatre jets de plasma haute densité. Le groupe recula d’une centaine de mètres en se protégeant les oreilles. Une tempête de feu carbonisa la plaine. Puis l’engin atterrit sur ses patins. Le sigle de l’Eborn était peint sur ses flancs. Une trappe s’ouvrit sur le côté et une échelle métallique se déplia. À l’intérieur, une silhouette leur fit signe de grimper.
« Dépêchez-vous ! lança l’homme. Inutile de prendre les quads ni votre matériel. Notre poids est compté. »
Il portait un uniforme de l’Eborn. Xavier fit passer Jana devant lui. Le pilote hésita avant de prendre sa main, puis il la hissa avec ménagement à l’intérieur. La cabine cylindrique était étroite, les sièges s’étageaient sur deux niveaux. Il aida Jana à s’installer sur un siège supérieur ; une barre se rabattait sur les épaules et le torse, bloquant tout mouvement. Les mercenaires embarquèrent à leur tour. Madrian et Salvez se harnachèrent les premiers. Puis ce fut au tour de Mameluk et Fesoa. Yavanna s’apprêtait à abaisser à son tour la barre de maintien lorsque Venator fronça les sourcils. Le géant suspendit aussitôt son geste.
« Minute, dit Venator. Avant le départ, on nous a spécifié de détruire tout le matériel, qu’il n’en reste aucune trace. Vous le savez. Alors pourquoi nous avoir dit qu’il était inutile… »
Le pilote réagit avec une rapidité extraordinaire. En un clin d’œil, un flécheur Baz apparut dans sa main et il tira à bout portant. Venator n’eut pas le temps d’esquisser le moindre geste. Le nuage d’aiguilles l’atteignit en pleine poitrine et il s’effondra en arrière, basculant par la porte. Le pilote pivota son arme en direction de Yavanna au moment où celui-ci prenait appui sur la barre encore relevée de son siège. Il donna un grand coup de pied. Le choc se doubla d’un craquement – le poignet du pilote avait été cassé net. Yavanna rugit et se précipita sur lui.
Valrin lui asséna une manchette par-derrière. Le géant s’abattit sur le sol, sonné.
Madrian et Salvez se contorsionnaient sur leur siège en hurlant des imprécations, sans parvenir à relever la barre : ils étaient comme des loups pris dans les mâchoires d’un piège.
Xavier n’avait pas pu voir la scène dans son entier. Il avait aperçu Venator, la poitrine barbouillée de sang, qui disparaissait à l’extérieur.
« Ne regarde pas ! » cria-t-il à Jana.
Le pilote grimaçait en se tenant le poignet. Il alla récupérer son flécheur. Puis il se tourna vers Madrian.
« Je suis désolé », dit-il avant de tirer.
Valrin alla jusqu’à lui et posa sa main sur son avant-bras.
« Ce carnage est inutile. Il suffit de les endormir et de les laisser sur Hursa. S’ils ont la chance avec eux, ils pourront rejoindre le poste avancé, et la KAY les évacuera peut-être. Cela leur prendra des semaines. Nous, nous serons à l’abri depuis longtemps. »
Le pilote eut une seconde d’hésitation avant d’obtempérer. Ignorant les injures des trois mercenaires survivants, il sortit un médikit portatif de sous un siège et, de sa main valide, le programma pour les anesthésier. Dès que ce fut fait, il releva les barres. Valrin les traîna vers les quads. Quant aux morts, il les jeta pêle-mêle sous les propulseurs de la navette.
Jana n’avait rien dit. Placé sous elle, il était impossible à Xavier de croiser son regard – et il préférait ne pas savoir ce qu’elle éprouvait en cet instant. De nouvelles victimes autour d’elle, à cause d’elle.
Pendant que Valrin procédait, Xavier avait évité de le regarder. Il avait eu envie de dire à Jana qu’il n’était pour rien dans tout cela. Ces morts, il ne les avait pas voulus.
Inutile de se mentir, se dit-il comme la porte de la navette se refermait et que le compte à rebours du départ s’égrenait. La mort de ces mercenaires m’arrange bien. Reste à savoir avec qui Valrin a passé un nouvel accord dans le dos de l’Eborn.
Cela n’avait a priori pas de sens… Alors l’évidence le frappa. Le pilote de la navette portait bien l’uniforme de l’Eborn, mais il ne travaillait pas pour elle. Ce n’était qu’un leurre pour les faire embarquer. Venator s’était douté de cette supercherie juste avant de boucler son siège, c’est pourquoi le pilote l’avait abattu. Alors à quel camp ce dernier appartenait-il ? Ce qui revenait à se demander de quel côté Valrin était passé. Ça ne pouvait pas être la KAY… à moins que cela ne fasse partie d’un plan pour s’y introduire et la détruire de l’intérieur ? Mais la KAY était trop méfiante pour mordre à ce genre d’hameçon, et Valrin en avait sûrement conscience.
Non, Valrin s’était adressé à une troisième force. Une nouvelle multimondiale susceptible d’être intéressée par le secret de Jana.
Où allons-nous maintenant ?
Un rugissement monta des entrailles de la navette, noyant ses réflexions. Ils s’arrachèrent de la surface d’Hursa. Dix minutes plus tard, ils flottaient au-dessus de l’atmosphère dans l’attente d’un module de liaison devant les remorquer jusqu’à un orbiteur. Toutes les pensées de Xavier étaient dirigées vers Jana. Mais la jeune femme demeurait silencieuse, hors d’atteinte. Quant à Valrin, il évitait d’y penser pour le moment, de peur de laisser la colère l’emporter.
« Veuillez m’excuser de laisser les barres de maintien abaissées jusqu’à l’arrimage du module, prononça le pilote. Je ne veux prendre aucun risque. Ensuite vous serez libres… Y compris vous, madame », ajouta-t-il à l’intention de Jana.
« Ça va, Xavier ? lança Valrin.
— Oui, répondit Xavier d’une voix atone.
— Allons, mon ami, ne fais pas la tête. Dès que Jana aurait été remise à l’Eborn, nous serions devenus gênants. Kristoferson nous l’a presque avoué à mots couverts : tout ce qui n’est pas avec l’Eborn est contre l’Eborn. Venator nous aurait éliminés sur son ordre dans l’orbiteur de retour ou un peu plus tard. Ce qui vient de se passer n’était qu’une frappe préventive. »
Nous n’en aurons jamais la preuve, se dit Xavier. Mais il savait également que, même si l’Eborn l’avait laissé accompagner Jana, il n’aurait pu la préserver. Pour la multimondiale, elle n’était qu’un cobaye.
« Je sais bien que nous n’avons jamais eu réellement le choix », dit-il enfin, mais si bas qu’il ne fut pas certain que Valrin ait entendu.
Il se tourna vers le pilote.
« Et Desiderio ? Qu’est-il advenu de lui ?
— Desiderio ?
— L’homme de l’Eborn, dans le relais orbital. »
L’autre afficha une expression chagrinée.
« Je regrette. Nous avons dû le contraindre au silence. »
Environ trente minutes plus tard, une sirène assourdie résonna dans l’habitacle, puis un module de liaison les prit en remorque. Xavier entendit Jana bâiller. Un déclic retentit et la pression sur son torse disparut. Le pilote avait tenu parole. D’un mouvement d’épaules, il releva la barre et s’expulsa de son siège.
Il se tourna maladroitement vers Jana. Celle-ci le regardait avec un demi-sourire. Il ouvrit la bouche pour la rassurer mais s’aperçut qu’elle n’en avait nul besoin. En fait, il devait avoir l’air beaucoup plus inquiet qu’elle. Ils se contentèrent d’entrelacer leurs doigts sans prononcer un mot.
Le module de liaison les hissa lentement en orbite haute. La légère accélération induisit une pesanteur d’un huitième de g. Celle-ci entraîna Xavier vers le bas. Il toucha le sol, rebondit en se déportant de côté, ce qui lui permit de voir le pilote. Celui-ci avait ôté l’uniforme de l’Eborn et était en train d’enfiler une longue robe à attaches velcro. Il avait également un pad d’ordinateur sur l’une de ses manches évasées. Son poignet cassé était encoquillé dans un moule en plastique transparent.
Un moine ? songea Xavier stupidement. Le pilote lui tendit un pad en grimaçant un sourire pincé : « Je m’appelle Mardokin. C’est mon nom depuis que je suis devenu Pèlerin. Encore un peu de patience, il va nous falloir cinq heures avant d’aborder le Dankal. Le révérend Prachet est impatient de vous accueillir. »
Xavier pivota vers Valrin d’un air interrogatif. Celui-ci attachait son pad. Il leva les yeux vers Xavier, sourit.
« Ah, je ne t’ai pas dit ? J’ai fait alliance avec les Pèlerins des Vangk. »